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Analyse

Tsahal se retire du sud de Gaza : une nouvelle phase de la guerre ?

Après 4 mois de combats intenses à Khan Younès, Israël a annoncé le retrait de la 98ème division hors de la ville. Dans le contexte de l’intensification des tensions régionales, ce mouvement tactique signale le passage à une nouvelle phase de la guerre, dont les contours demeurent troubles et les perspectives ouvertes.

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Tsahal se retire du sud de Gaza : une nouvelle phase de la guerre ?

L’armée israélienne a annoncé, hier, le retrait de la 98ème division de Khan Younès au sud de Gaza. Après l’invasion destructrice de la ville, au début de la deuxième phase des opérations, Tsahal quitte désormais la ville, laissant seulement sur le terrain la 162ème division de la brigade de Nahal qui surveillera le couloir de Netzarim qui relie le sud et le nord de l’enclave. L’incursion terrestre à Khan Youness, qui a duré quatre mois, laisse la ville en ruine, après que Tsahal a anéanti des quartiers entiers détruisant monuments et lieux de culte. Pendant cette guerre, Israël promettait de ne pas quitter la ville avant d’avoir atteint son principal objectif militaire : capturer Yehya Al Sinwar, membre de la direction intérieure du Hamas à Gaza, et libérer tous les otages. Alors que le retrait total des forces d’occupation de l’enclave était l’une des conditions du Hamas, pendant les dernières négociations, qu’Israël a toujours refusé de satisfaire, la démobilisation de la 98èmedivision surprend autant qu’elle inquiète.

La 98e division stationnera ainsi, aux côtés de trois autres unités, le long de la frontière fortifiée qui sépare l’enclave gazaouie d’Israël, sans qu’il soit possible pour l’heure de déterminer avec netteté les objectifs de la stratégie israélienne. Alors que les contradictions de l’Etat colonial s’aiguisent, le retrait des forces israéliennes n’a pas une signification claire et il n’est pas encore possible de déterminer avec exactitude s’il a une valeur simplement tactique, comme le défendent les portes-paroles des forces coloniales, ou s’il prélude à un tournant stratégique, comme se sont risqués à le défendre plusieurs commentateurs.

L’invasion de Rafah : une ligne de développement possible

En dépit de son ton défaitiste, le communiqué de Tsahal donne à ces mouvements de troupe une signification seulement tactique et présente le retrait comme une opération préparatoire aux futures actions de Tsahal à Rafah : « Aujourd’hui, dimanche 7 avril, la 98e division de commandos de l’armée israélienne a terminé sa mission à Khan Younès. La division a quitté la bande de Gaza afin (…) de se préparer à de futures opérations […]. Nos forces se préparent à la poursuite de leurs missions (…) dans la zone de Rafah ». Tirant un premier bilan de ses opérations, le communiqué constate que les forces d’occupation israéliennes n’ont réalisé que partiellement leurs objectifs de guerre : « Notre mission était de démanteler la brigade Khan Younès du Hamas et nous y sommes parvenus. Notre deuxième mission était de ramener les otages, et nous avons échoué ». Dans un message publié sur X, Yoav Gallant déclarait que le retrait s’inscrivait dans le cadre des préparatifs de l’invasion de Rafah : « Je suis arrivé au poste de commandement sud pour superviser de près le départ des Forces de Défense Israéliennes de Khan Younès et le début des préparatifs de leurs opérations à Rafah – le dernier endroit où nous ne sommes pas encore intervenus sur le terrain ».

De ce point de vue il est possible que le retrait, à prendre au mot les déclarations de Tsahal, n’ait qu’une fonction tactique. Après que Tsahal a fortifié l’autoroute 749 qui coupe l’enclave d’est en ouest, au sud de Gaza City, empêchant que les Gazaouis chassés du nord par l’invasion de l’enclave puissent revenir dans leurs habitations, et que l’Egypte a construit un « sas fortifié » dans le désert du Sinaï, capable d’absorber une partie des réfugiés que l’invasion de Rafah ne manquera pas de jeter sur les routes de l’exil, ce retrait tactique pourrait faire office de prélude à une opération d’ampleur dans la ville frontalière. Dégageant une voie d’accès au centre de l’enclave, le retrait des forces libèrerait un second couloir d’évacuation et permettrait de diviser les flux de déplacés pendant les premières phases de l’invasion. Adoptant une perspective cynique, Tsahal pourrait ainsi faire du centre de l’enclave et du désert de Sinaï les deux destinations d’accueil d’un peuple condamné à une Nakba planifiée. En outre, les plans émis par le cabinet de guerre font de l’établissement d’une zone tampon entre l’Egypte et l’enclave un des piliers de leur plan colonial pour l’avenir de Gaza, ce qui ne pourrait être accompli sans prendre militairement la ville.

En dépit de ses positions stratégiques dans l’enclave, l’armée israélienne ne peut toutefois envahir Rafah sans réengager massivement ses troupes terrestres. Alors que la plupart des réservistes sont retournés à la vie civile pour pallier la crise économique d’ampleur qui frappait l’industrie technologique, une opération Rafah exigerait le redéploiement des unités démobilisées début février. En outre, alors que plus d’un million de Palestiniens ont trouvé un refuge de fortune dans l’enclave, une invasion de Rafah impliquerait un déplacement de population aux proportions colossales et l’évacuation des réfugiés vers l’Égypte ou vers Khan Younès. Confronté à une opposition populaire massive, le gouvernement Netanyahou doit également considérer les conséquences des frappes militaires qu’il a ordonné contre l’ambassade iranienne à Damas. Le temps manque donc à Tsahal qui ne pourra prendre Rafah sans commettre de nouveaux massacres et réengager massivement ses forces militaires.

Une ruse diplomatique ?

Toutefois, la surprise du porte-parole de la Maison Blanche devant les annonces du gouvernement israélien trahit les incertitudes et les interrogations de Washington au sujet du retrait. Dans l’émission This Week sur la chaîne ABC, John Kirby a implicitement confessé que les autorités militaires étatsuniennes n’avaient pas été tenu au courant des opérations : « Il est difficile de savoir exactement ce que cela signifie pour le moment […]. D’après ce que nous comprenons, et à travers leurs annonces publiques, il s’agit en réalité simplement d’une question de repos et de réaménagement des troupes qui sont sur le terrain depuis quatre mois et qui ne présage pas nécessairement de nouvelles opérations dans la bande de Gaza ».

Ces déclarations laissent penser que la décision de Netanyahou est indépendante de l’évolution des négociations, dans lesquelles les Etats-Unis jouent un rôle important. En effet, si le retrait avait été décidé dans le cadre des pourparlers, la diplomatie étatsunienne n’aurait pas manqué d’en souligner l’importance, pour restaurer son image et son influence, après les multiples désaveux que la communauté internationale lui a infligés aux Nations-Unis lors des débats sur la résolution d’un cessez-le-feu.

Alors que le Hamas refuse de céder sur certains points cruciaux, après avoir abandonné l’hypothèse d’une trêve permanente, mot d’ordre central de sa stratégie depuis 2006, les frappes sur l’Iran et le retrait des dernières brigades hors de Khan Younès permettraient à Israël de maintenir le Hamas et l’axe de la Résistance sous pression en maintenant le spectre d’une invasion sur la ville meurtrie de Rafah pour obtenir de la résistance palestinienne qu’elle renonce à ses revendications et cède au gouvernement Netanyahou, alors que les négociations sont au point mort et qu’aucune avancée significative n’est visible depuis la reprise des discussions au Caire.

Gaza, après la guerre : vers la concrétisation du projet colonial israélien ?

Face à la pression populaire qui s’exprime avec une intensité inédite depuis une dizaine de jours à Tel-Aviv et à Jérusalem, où plusieurs dizaines de milliers de manifestants ont pris la rue ces derniers jours pour réclamer la destitution du gouvernement, ce retrait pourrait avoir une signification stratégique plus profonde. Selon le groupe de surveillance Osint Defender, la démobilisation de la 98ème brigade témoignerait d’un changement de méthode. Plutôt que d’engager des opérations terrestres, Tsahal privilégierait des raids ciblés et des interventions ponctuelles à partir de ses positions frontalières. Comme le note le groupe, « ce retrait signifie la fin de toutes les opérations terrestres majeures et l’établissement d’une “zone tampon” entre Gaza et Israël », les forces israéliennes restées sur place ayant pour seule mission de « protéger le couloir Netzarim entre le centre de Gaza et la mer ».

Déstabilisé par les manifestations massives à l’intérieur du pays et soumis à la pression externe de la diplomatie étatsunienne, ce retrait ferait signe, pour certains commentateurs, vers un changement d’orientation dans la stratégie israélienne. Anshel Pfeffer, pour Haaretz, estime que Netanyahou a modifié sa position : « Ces derniers mois, le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, a fait de l’opération à Rafah une étape cruciale pour la “victoire totale” d’Israël qu’il n’a cessé de promettre. De manière significative, ce matin, dans ses remarques d’introduction auprès du cabinet, il n’a fait mention qu’une seule fois de Rafah. Il s’est bien plus attardé sur le besoin de libérer les otages, un sujet qu’il était moins prompt à aborder dans le passé. Netanyahou est-il en train de changer de ton dans l’espoir de rehausser sa popularité en berne, ou connaît, à l’avance, quel scénario est le plus probable ? Sans doute, les deux ».

La rue israélienne exerce, en effet, une pression croissante sur le premier ministre. Ces dernières semaines, les appels à le destituer se sont multipliés au sein du mouvement, emmené par les partis d’opposition, sous l’égide de Yair Lapid, qui a fait savoir, après l’annonce du retrait, qu’il soutiendrait Netanyahou s’il entreprenait d’obtenir un accord sur les otages, tandis que Benny Gantz multiplie les coups tactiques pour déstabiliser la coalition d’extrême-droite, en soutenant, par exemple, la fin de l’exemption du service militaire pour les juifs orthodoxes.

Ben-Gvir et les représentants de l’extrême-droite israélienne s’inquiètent, de leur côté, du retrait des troupes et menacent de quitter la coalition si Netanyahou renonçait à la conquête de Rafah : « Si Netanyahou décide de finir la guerre sans un assaut massif contre Rafah, il perdra le mandat qui lui permet de servir comme premier ministre ». Dans ces conditions, la transformation stratégique des opérations de Tsahal pourrait coïncider avec une recomposition partielle du champ politique, Netanyahou renouant avec les partis politiques de droite modérée et du centre pour reconstruire une nouvelle coalition.

Menacé de destitution, Benjamin Netanyahou dont la stratégie maximaliste a semé le trouble chez ses alliés et suscité le mécontentement du mouvement des familles des otages pourrait ainsi miser sur le retour des prisonniers israéliens détenus par le Hamas, pour regagner en popularité, et mettre en place son plan d’occupation. Tandis que Tsahal reconnait, pour la première fois, que l’armée israélienne est incapable de satisfaire les objectifs de guerre fixés par la coalition gouvernementale d’extrême-droite, le gouvernement pourrait profiter de ce retrait pour faciliter les négociations et imposer ses vues sur l’avenir de la bande de Gaza. Prévoyant de déléguer la gouvernance technique de l’enclave à des notables gazaouis et, peut-être, à certains dirigeants des clans, hostiles au Hamas et à la résistance palestinienne, le plan confie la gestion sécuritaire et militaire à Tsahal qui pourrait intervenir depuis ses positions frontalières. Dans cette perspective, le retrait des forces israéliennes ratifierait l’accélération du projet colonial israélien et initierait le processus de construction des institutions supplétives au moyen desquelles Israël exercerait son contrôle sur l’enclave.

Netanyahou cherche une issue

En outre, le désengagement des forces israéliennes à Gaza permettrait au premier ministre de consolider les réserves stratégiques de Tsahal alors que les tensions s’aiguisent sur les autres fronts. Bombardant le Liban tous azimuts, les frappes israéliennes sur l’annexe du consulat iranien à Damas menacent d’enflammer la frontière israélo-libanaise et de déclencher une guerre régionale contre l’Iran, dont la riposte devra être suivie avec attention. Quelques heures avant l’annonce du retrait, Tsahal déclarait qu’une nouvelle étape dans les préparatifs à l’élargissement des fronts libanais et syriens avaient été achevée. Dans un communiqué intitulé « Préparation à la transition de la défense à l’offensive », Tsahal déclarait qu’« au cours des derniers jours, une autre phase de la préparation à la guerre du Commandement Nord a été achevée, centrée sur les entrepôts d’urgence opérationnels pour une large mobilisation des troupes de Tsahal en cas de besoin ».

Enfin, la fin des opérations militaires dans l’enclave permettrait au gouvernement israélien de restaurer ses liens avec les Etats-Unis et les représentants de l’état-major démocrate, confrontés à la désertion massive d’une partie de leur électorat, solidaire avec la Palestine, qui ont multiplié les déclarations hostiles à l’égard de Benjamin Netanyahou. Libérant Biden de son soutien inconditionnel au génocide, le retrait permettrait de stabiliser l’alliance israélo-étatsunienne à l’orée de nouveaux affrontements avec l’Iran, cible plus consensuelle pour l’opinion publique étatsunienne.

Dans une situation aussi complexe, dans laquelle les multiples contradictions qui affectent la politique israélienne sont encastrées dans des rapports de force régionaux et internationaux, ces perspectives n’ont qu’une valeur d’hypothèse. La situation demeure ouverte tandis que la signification du retrait de la 98ème brigade n’est pas immédiatement lisible. Qu’il s’agisse d’une simple manœuvre tactique avant l’invasion de Rafah, d’un coup de force diplomatique visant à faire céder les négociateurs palestiniens alors que les négociations reprennent ou d’une reconfiguration stratégique plus profonde, induite par l’intensification des tensions régionales et la réticence des démocrates, à l’orée des présidentielles, une seule chose demeure certaine : les contradictions de la colonisation israélienne se sont aiguisées à un niveau sans précédent depuis le 7 octobre tandis qu’Israël continue de sacrifier la vie d’un peuple sur l’autel de ses fantasmes coloniaux et de plonger le Moyen-Orient dans la spirale de la guerre et de la désolation.


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