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Edito

Argentine. Les raisons de la percée du candidat d’extrême-droite Javier Milei

Dans El Diplo, Fernando Rosso revient sur les racines du succès électoral du libertarien Javier Milei aux primaires argentines, produit du double échec du néo-libéralisme de Macri et de l’étatisme mou du Frente de Todos, et sur les contradictions que ce résultat ne doit pas masquer.

Fernando Rosso

15 août 2023

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Argentine. Les raisons de la percée du candidat d'extrême-droite Javier Milei

Crédit photo : Ilan Berkenwald - CC BY-SA 2.0

Nous relayons la traduction de ce texte publié originellement sur El Diplo, la version latino-américaine du Monde Diplomatique. et intitulé Milei, la chose et les causes.

« Milei n’a peut-être pas raison, mais ceux qui votent pour lui ont raison », écrit le journaliste Martín Rodríguez. Il met ainsi le doigt sur une plaie qui, ce dimanche, s’est gangrenée. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : trouver les raisons de la « folie » de cet homme qui aime les chiens, parle à l’au-delà et se prend pour le roi d’un monde perdu [1]. Ne pas le considérer comme une trajectoire biographique indéchiffrable, mais comme un phénomène politique brutal.

L’Argentine est devenue depuis longtemps un cimetière d’ambitions hégémoniques, où les différents blocs sociaux (et leurs expressions politiques) réussissent à bloquer les projets de leurs adversaires, mais n’ont pas les moyens d’imposer le leur de manière durable. Javier Milei et le libertarianisme triomphant à l’issu des primaires [2] est le produit de ce labyrinthe et la conséquence de deux échecs et d’un succès.

Les échecs sont, d’une part, celui du néolibéralisme dur, qui a sombré avec l’aventure du gouvernement Macri, et, d’autre part, celui de l’étatisme mou - dont la dernière expression a été l’administration terne d’Alberto Fernández - incapable de tenir les promesses de son propre récit. Dans ce dernier cas, nous nous trouvons face à ce que Pablo Semán a qualifié de « simulacre d’État » (mimica de Estado) : un récit étatiste dans un contexte de capacités de l’État ankylosées, qui ne permettent pas de satisfaire, même partiellement, les revendications sociales émergeant d’une crise chronique, profonde et multidimensionnelle.

Le succès a été la capacité (essentiellement du péronisme) à contenir et à faire taire les organisations syndicales et « sociales » qui ont été des pourvoyeurs volontaires d’ordre et de gouvernabilité pour un gouvernement qui poursuivait l’austérité par d’autres moyens. Sa feuille de route économique a aggravé le mal-être social et donné lieu à une humeur collective dominée par la colère, la lassitude et la fatigue, qui n’a pas trouvé de canal pour s’exprimer sous forme de révolte.

Dans The Tragedy of the Labour Movement, le sociologue et journaliste américain d’origine autrichienne Adolf Sturmthal écrivait qu’il était impossible de « comprendre ce qui s’est passé en Europe sans le relier au destin de ses organisations ouvrières ». Il faisait référence au début de l’entre-deux-guerres, avant la montée du fascisme et du nazisme. Impacté par la lecture de ce livre, Juan Carlos Portantiero a repris la notion d’« impasse » pour réfléchir à une période de la réalité argentine. Sturmthal a soutenu que le grand drame du mouvement syndical européen à cette époque était sa mentalité de « groupe de pression » : chercher à imposer ses revendications corporatistes sans penser un projet politique dans son ensemble (indépendamment du débat sur ce que ce projet devrait être).

La plupart des directions des organisations syndicales et « sociales » argentines ont une praxis similaire, à une différence près : leur pratique de « groupe de pression » se fait par des méthodes diplomatiques, des négociations ministérielles et dans la paix sociale. Cela transforme les classes populaires (et leurs différentes couches) en une « majorité silencieuse » dominée par le désespoir, la colère ou le remords, en phase avec l’époque. L’absence de cet acteur et de cette voix sur la scène publique argentine confère à l’ultra-droite un premier avantage dans le contexte de la crise.

Matériellement, cela renforce et cristallise la division de la classe ouvrière en deux parties, avec un secteur qui maintient quelques conquêtes et droits, voire lutte contre l’inflation, et un autre secteur, de plus en plus large, qui est livré à lui-même, en proie à l’« uberisation » ou à la précarisation des conditions de vie. Tout un contingent de travailleurs est condamné à un petit entrepreneuriat marginal, d’où émergent de nouvelles subjectivités, éloignées des expériences collectives et beaucoup plus enclines à accepter les discours individualistes. Dans ces brèches émergent ce que les chercheurs brésiliens Daniel Feldmann et Fabio Luis Barbosa dos Santos [3] - essayant d’expliquer les bases sociales du bolsonarismo - ont décrit comme une « sociabilité concurrentielle », de compétition des uns contre les autres : ceux qui travaillent contre ceux qui ne travaillent pas, par exemple. Un processus parallèle à l’affaiblissement des corps intermédiaires, caractéristique du néolibéralisme à son stade le plus avancé. Le discours sur la « liberté » agité par les libertariens pendant la pandémie avait un sens très spécifique pour ceux qui composent cet univers de personnes, qui n’avaient pas d’autre choix que d’aller travailler et n’avaient pas les moyens de « rester à la maison ».

D’autre part, la réaction de droite exprimée par le « mileisme » en construction n’est pas seulement une réaction à ce « simulacre d’État ». Elle est également combinée à un rejet de ce que la philosophe Nancy Fraser a appelé le « néolibéralisme progressiste » : des années d’un intense récit progressiste de la part de l’État, combiné à une austérité économique tout à fait orthodoxe.

Mais au-delà des racines sociales et des récits de l’État, Milei et le libertarianisme ont eu des promoteurs par en haut. Un certain establishment s’est efforcé de l’inscrire en haut de l’affiche et de déplacer le débat public vers la droite. Bien qu’il ne s’agisse pas essentiellement d’un artefact créé de toutes pièces, le « phénomène Milei » ne serait pas ce qu’il est sans avoir été dopé par l’appareil médiatique. Dans son livre El loco. La vida desconocida de Javier Milei y su irrupción en la política argentina, le journaliste Juan Luis González révèle les efforts concrets et matériels d’hommes d’affaires comme Eduardo Eurnekián pour le positionner sur la scène médiatique.

Enfin, il ne faut pas oublier le petit calcul politique du pan-péronisme, qui a misé sur la croissance de Milei dans l’espoir qu’il enlève des voix à Juntos por el Cambio. On pourrait nous répondre qu’il s’agit d’une manœuvre courante et même légitime dans les conflits politiques, mais le problème est plus grand lorsque la stratégie se réduit uniquement à un pari sur la capacité à diviser les votes du parti d’en face, tandis que l’on perd chaque jour une partie de ses propres votes. Le résultat « non désiré » a été un moteur supplémentaire pour l’expérience libertarienne.
Cependant, face à la "dépression post-PASO" qui ne manquera pas d’envahir les âmes du progressisme, il convient d’affirmer que Milei n’échappe pas à la « malédiction » argentine. Celle qui veut que le triomphe électoral ne soit pas synonyme de conquête d’un rapport de force pour imposer un projet politique. Le vainqueur du jour court aussi le risque de prendre la partie pour le tout, et l’ampleur de l’espoir qu’il suscite réellement reste à évaluer.

Lire aussi : Argentine. La crise des partis traditionnels ouvre la voie à l’extrême-droite de Javier Milei

Notes :

[1] Cette phrase est une référence à une description qui a été faite par une partie des analystes en Argentine, exagérément centrée sur sa personnalité individuelle et sur sa « folie ». Une biographie parue récemment était titrée « El loco » et révélait son ésotérisme ou ses discussions avec son chien mort. La dernière partie de la phrase fait référence à son meeting de clôture de campagne où Milei s’est revendiqué « roi d’un monde perdu », reprenant et chantant les paroles du groupe de rock argentin La Renga

[2] Pour rappel, les PASO (Primarias Abiertas Simultàneas y Obligatorias) sont un système de primaires visant à écarter les petites listes et à départager les candidats d’un même regroupement politique, en vue des élections, qui cette année auront lieu en octobre.

[3] Brasil autofágico. Aceleración y contención entre Bolsonaro y Lula, Daniel Feldmann y Fabio Luis Barbosa dos Santos, TintaLimón, 2022.


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