Histoires de complots

L’islamophobie au miroir de l’antisémitisme

Paul Morao

L’islamophobie au miroir de l’antisémitisme

Paul Morao

En pleine vague d’instrumentalisation raciste et sécuritaire de la lutte contre l’antisémitisme, Antisémitisme et islamophobie. Une histoire croisée de Reza Zia-Ebrahimi (Amsterdam, 2021) offre des clés politiques pour penser une articulation entre lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme.

Alors que le débat public est marqué par une offensive réactionnaire qui tente d’instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme pour s’en prendre à la fois aux critiques de l’Etat d’Israël et aux populations musulmanes, il est instructif de relire l’ouvrage que Reza Zia-Ebrahimi avait consacré en 2021 à l’approche croisée des discours antisémites et islamophobes en Europe. Cet ouvrage permettait à l’historien de revenir sur la question de la racialisation des subalternes. La racialisation désigne ici le processus par lequel des individus, liés par une appartenance culturelle ou ethnique, se trouvent associés à des caractéristiques « naturelles » ou « essentielles » qui permettent de les inscrire dans un ordre hiérarchique et/ou antagonique. Zia-Ebrahimi distingue à ce titre trois types de racialisation : biologique, culturelle et conspiratoire. Cette dernière, innovation conceptuelle de l’auteur, désigne le fait de relier un groupe social à une théorie du complot spécifique, comme le « grand remplacement », la théorie de « l’islamisation » de l’Europe, le « complot juif », etc.

Pour l’auteur, trois moments sont à l’origine des rapports contemporains entre antisémitisme et islamophobie. Tout d’abord, au Moyen Âge, « Sarrasins » et juifs constituent deux ennemis de la chrétienté, et l’idée d’une alliance secrète entre les deux est répandue dans les esprits européens. Dans l’Espagne d’Isabelle la Catholique, après la fin de la Reconquista en 1492, des politiques racistes visent conjointement les musulmans et les juifs. Ils sont forcés à la conversion tout en continuant d’être soumis à un statut d’infériorité. Ensuite, au XIXème siècle, les philologues européens, comme Ernest Renan, inventent le peuple « sémite », notion qui assimile juifs et arabes, tout en opérant des distinctions entre les deux. Les juifs et les musulmans vont cependant être progressivement dissociés dans l’Algérie coloniale avec l’objectif d’intégrer la communauté juive à la communauté nationale française pour profiter de son rôle socio-économique. C’est l’objectif du décret Crémieux adopté en 1870, qui attribue automatiquement la citoyenneté française aux quelque 35 000 juifs qui résident en Algérie. Enfin, en Palestine mandataire, sous domination britannique, le conflit entre juifs et arabes conduit le sionisme à renforcer un discours orientaliste, au travers duquel il cherche à se distinguer des arabes pour renforcer son alliance avec l’impérialisme britannique.

Antisémitisme et islamophobie ont aussi été à l’origine de nombreuses théories du complot qui ont contribué à la racialisation des deux populations. On peut situer l’origine d’un « complot juif » dans l’idée de « complot judéo-maçonnique » dans les textes contre-révolutionnaires de l’Abbé de Barruel à la fin du XVIIIème, dans l’idée d’une « France juive » chez Drumont fin XIXème, puis dans le Protocole des sages de Sion au début du XXème – texte qui a eu une influence décisive sur l’antisémitisme de Hitler. De façon parallèle, on peut étudier l’émergence des théories du complot visant les populations musulmanes à travers les récits sur « l’islamisation » proposés par les essayistes Oriana Fallaci et Bat’Ye Or, autrices respectives de La Rage et l’orgueil (2002) et Eurabia : l’axe euro-arabe (2006). Parmi ces théories, celle du soi-disant « grand remplacement » a connu un essor en Europe dans la deuxième moitié du XXème siècle, en réactualisant au passage des idées déjà présentes dans les théories sur les « Sémites » qui étaient mobilisées dans le racisme colonial mais aussi dans les discours visant l’Empire ottoman.

Les récits antisémites et islamophobes sont certes différents, mais leurs ressorts sont les mêmes. Il s’agit d’ériger une minorité au rang de menace pour la survie de la communauté nationale qu’il conviendrait dès lors de protéger. À l’heure où des intellectuels réactionnaires français théorisent le « nouvel antisémitisme », qui serait le fait des musulmans et non plus de l’extrême-droite, souligner ces éléments communs permet également de rappeler l’imbrication de ces deux racismes. L’idée d’un « grand remplacement » est ainsi fréquemment reliée par une partie de l’extrême droite à l’idée d’un complot juif qui organiserait « l’invasion migratoire ». Ces récits sont par ailleurs toujours utilisés en même temps contre les militant·e·s. Les « judéo-bolchéviks » d’hier et les « islamo-gauchistes » d’aujourd’hui sont évidemment présentés par l’extrême-droite comme des complices actifs des musulmans et des juifs dans leur projet de destruction de l’Occident blanc et chrétien.

Zia-Ebrahimi permet également de mettre en lumière le rôle fondamental de la France, et en particulier d’intellectuels français, dans la diffusion des discours islamophobes. Renaud Camus et Jean Raspail sont deux références de l’extrême-droite internationale. De même, Bat Ye’Or est très appréciée en France par des figures qui ont promu et parfois théorisé le « nouvel antisémitisme », comme Pierre-André Taguieff et Alain Finkielkraut. Lors de la publication en France de La Rage et l’orgueil, le premier a déclaré que Fallaci visait juste et le deuxième qu’elle s’efforçait de regarder la réalité en face. Par ailleurs, Finkielkraut a reçu à de multiples reprises Renaud Camus à la radio. Enfin, ce livre permet de voir comment la question palestinienne et la colonisation israélienne reconfigurent les rapports entre juifs et musulmans. D’un côté, certains soutiens d’Israël participent activement à la diffusion des théories complotistes et islamophobes. Des ultra-sionistes constituent un secteur à part entière de ce que des chercheurs ont appelé « l’industrie islamophobe ». D’autre part, certaines organisations et soutiens de la cause palestinienne ont incorporé des éléments de discours antisémites, qu’il s’agissent d’une partie des nationalistes arabes mais aussi des courants islamistes. Zia-Ebrahimi en conclut que « juifs et musulmans finissent par se représenter mutuellement dans les termes d’un orientalisme et d’une islamophobie d’origine européenne », c’est-à-dire qu’ils reprennent à leur compte des catégories racistes forgées contre eux par l’Occident.

Contre cette dynamique réactionnaire, et en pleine vague d’instrumentalisation raciste et sécuritaire de la lutte contre l’antisémitisme, cet ouvrage offre des clés politiques pour penser une articulation entre lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme. Une articulation qui doit nécessairement prendre au sérieux la spécificité de chacun de ces racismes, mais également leur imbrication contemporaine, qui rend stratégiquement incontournable de les affronter ensemble.

Illustration : Michelangelo Pistoletto, The Form of the Mirror, installation de 1978

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