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Où va l'université publique ?

Paris-Saclay : L’université sous administration provisoire suite à une contestation inédite

L’université Paris-Saclay, principal instrument administratif du gouvernement pour mener à bien le projet de « pôle technologique » du Plateau de Saclay uniquement tourné vers les intérêts des grandes entreprises françaises, fait face à une contestation interne de son modèle anti-démocratique. Face à un blocage institutionnel, l’établissement a été placé sous administration provisoire par le ministère.

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Paris-Saclay : L'université sous administration provisoire suite à une contestation inédite

Crédits photo : Kévin Belbéoc’h / Wikimedia Commons

L’université Paris-Saclay (UPS) est confrontée depuis plusieurs semaines à d’importantes turbulences internes, caractérisées par un affrontement institutionnel. Les représentants des professeurs et des BIATS opposées à la politique de la présidente se sont rassemblés au sein d’une intersyndicale devenue majoritaire dans les conseils centraux de l’établissement. Après un mois de crise ouverte, le ministère de l’enseignement supérieur a été forcé d’intervenir en parachutant un administrateur provisoire chargé de résoudre cette crise, alors qu’elle menace de remettre en cause la grande refonte néolibérale des universités souhaitée par Macron.

Pour rappel, l’UPS n’est pas n’importe quelle fac. Elle est le sommet du millefeuille administratif que constituent les établissements d’enseignement supérieur et de recherche du Plateau de Saclay. En effet, le projet de « technopôle » et « cluster industriel » de la « Sillicon Valley française » s’appuie sur l’UPS pour organiser le déménagement des établissements membres sur le Plateau de Saclay afin de les rapprocher au maximum des principaux groupes privés français, implantés sur le site. Un rapprochement géographique qui doit servir le rapprochement entre les fonctions de l’université et les besoins du patronat.

UPS devra à terme regrouper 22 établissements d’enseignement, dont les cinq facultés de l’ex-université Paris-Sud, l’école d’ingénieurs Polytech Paris-Saclay, AgroParisTech, CentraleSupélec, l’École normale supérieure Paris-Saclay, l’Institut d’optique Graduate School, l’IUT d’Orsay, l’IUT de Sceaux, l’IUT de Cachan, les universités de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et d’Évry-Val-d’Essonne, ainsi que sept organismes nationaux de recherche (dont un au sein même de l’établissement, l’IHES, et 6 autres en tant que partenaires : le CNRS, le CEA, l’INRAE, l’INRIA, l’INSERM et l’ONERA) ; soit 48 000 étudiants, 9 000 enseignants et 11 000 travailleurs techniques et administratifs.

L’établissement a été présidé ces deux dernières années par l’ingénieure Estelle Iacona. Cette dernière avait été désignée présidente suite au départ de sa mentore Sylvie Retailleau, une proche d’Emmanuel Macron ayant présidé l’UPS de sa fondation en janvier 2019 à sa nomination en tant que ministre de l’Enseignement supérieur en mai 2022. La trajectoire de Retailleau montre à ce propos toute l’importance qu’a l’UPS aux yeux de Macron. Alors que le Plateau de Saclay représente à lui seul 15% de la recherche publique et privée française, le gouvernement entend en faire l’université néolibérale par excellence et aimerait étendre son modèle de collaboration exponentielle avec les groupes privés à l’ensemble de l’enseignement supérieur.

Le pendant organisationnel de ce projet d’un enseignement supérieur élitiste et tourné vers les besoins du patronat est en toute logique la place prépondérante accordée aux représentants du gouvernement et du grand patronat au sein de sa gouvernance, au détriment des représentants élus. C’est autour de ces deux points que s’est cristallisée une opposition interne des professeurs et du personnel, notamment ceux issus d’instituts qui existaient avant la fondation du nouvel établissement et qui souhaitent conserver une autonomie importante.

Une crise de direction, sur fond de défaite électorale des partisans de la ligne macroniste au CA

Des élections ont en effet eu lieu du 29 janvier au 2 février 2024, lors desquels les usagers des établissements membres devaient désigner dix-huit représentants au sein du conseil d’administration (CA), l’instance décisionnaire suprême de l’UPS. Parmi ces dix-huit élus, les professeurs devaient en élire dix, les BIATSS quatre et les étudiants quatre également. Ces dix-huit représentants avaient ensuite pour tâche de valider ou de rejeter une liste de dix-huit « personnalités qualifiées extérieures » (PQE) proposée par la présidente sortante, afin qu’ils siègent eux aussi au conseil d’administration.

Si la précédente élection, qui avait eu lieu en janvier 2020, avait consacré la ligne macroniste et néolibérale souhaitée par le gouvernement et portée à l’époque par Sylvie Retailleau, lui permettant sans encombre d’obtenir une majorité au sein du conseil, l’élection de 2024 a apporté un résultat bien différent.

En effet, l’ensemble des organisations syndicales de l’établissement (FSU-CGT, CFDT et UNSA) a constitué un « accord électoral » inédit, grâce auquel les listes « UHDE », « L’Université Paris-Saclay à Cœur ! » et « SNPTES UNSA » ont devancé celle de la présidente par intérim Estelle Iacona, dénommée « Ensemble, construisons l’avenir ». Plus précisément, les trois listes opposées à la présidente ont obtenu en cumulé 6 élus parmi les professeurs et 4 parmi les BIATSS, tandis qu’ « Ensemble, construisons l’avenir » n’en a obtenu que 4 parmi les professeurs, auxquels s’ajoutent les 4 élus étudiants de l’ACLYAS.

L’accord entre organisations syndicales a ensuite permis à ces dix élus opposés à la ligne de Iacona, de rejeter une première fois le 9 février, ainsi qu’une seconde fois le 28 février, la nomination au CA de la liste de dix-huit « personnalités qualifiées extérieures » (PQE) qu’elle proposait (parmi lesquelles plusieurs PDG de grandes entreprises, dont le directeur de Safran, la directrice de l’aéroport privé d’Orly, ou encore la responsable des partenariats stratégiques chez Danone). Des propositions logiques, de la part d’une direction qui souhaite façonner une université au service du grand patronat, sachant que Danone comme Safran ont leurs établissements de Recherche & Développement sur le Plateau.

La raison de cette opposition de l’intersyndicale à la nomination des PQE proposées par Iacona est très simple : le CA était censé voter le 1er mars pour élire le nouveau président de l’UPS pour les quatre années à venir, un poste à nouveau brigué par Estelle Iacona, mais aussi par Yves Bernard (FSU-CGT), soutenu en commun par les trois listes de l’intersyndicale. Or, ce vote aurait été très facilement remporté par la présidente sortante si les dix-huit personnalités extérieures, sélectionnées par ses propres soins et qui auraient donc représentées à elles seules 50% du corps électoral, avaient pu siéger au CA.

Plusieurs professeurs membres de l’intersyndicale dénoncent ainsi, sur le blog Academia : « C’est, autrement dit, un vrai petit putsch qui a été opéré à l’université Paris-Saclay, que l’on peut résumer ainsi : cette université a fait le choix de persister à utiliser la règle de l’élection à la présidence à la « majorité absolue » des membres du conseil d’administration, comme cela existe dans les universités normales ; mais elle a, dans le même temps, introduit 50 % de personnalités extérieures dans son conseil d’administration. La combinaison de la proportion de personnalités extérieures dans le conseil d’administration, d’une part, et de la règle de l’élection à la majorité absolue à la présidence, d’autre part, fait que ce sont les choix de vote des personnalités extérieures qui déterminent la présidence de l’université Paris-Saclay. Et non plus la communauté universitaire ».

L’opposition entre les projets portés d’un côté par Estelle Iacona et de l’autre par Yves Bernard se cristallise autour de deux points : le modèle de gouvernance et le degré d’automie accordé aux établissements membres. Là où Iacona souhaite continuer à aller vers toujours plus de centralisation, en supprimant les CA locaux au profit de celui d’UPS, et à faire perdurer le système actuel, Yves Bernard et ses soutiens défendent de leur côté « une structure fédérale simplifiée dans laquelle chaque établissement, école ou université possède sa propre gouvernance », dont la direction fédérale « sera démocratique avec un conseil d’administration composé d’une claire majorité d’élus parmi les personnels et les étudiants ». L’intégration progressive des différents établissements à l’UPS ne s’est en effet pas accompagné d’une augmentation du nombre de représentants élus.

Cette crise a finalement abouti, vendredi 1er mars, à l’intervention extérieure du rectorat et du ministère de l’enseignement supérieur, dirigé, rappelons-le, par Sylvie Retailleau, ancienne présidente de l’établissement. Camille Galap, ancien recteur de plusieurs universités et proche de Macron a ainsi été parachuté à la tête de l’UPS, dans l’espoir qu’il parviendra à résoudre cette crise importante, qui remet en cause le modèle d’université promu par la macronie.

Le projet de fonder une université néolibérale modèle, au plus proche des intérêts du patronat

Pour mieux comprendre la crise actuelle de direction à l’université Paris-Saclay, il convient de remonter un petit peu dans le temps et de nous intéresser aux prémices du projet qui a mené à sa création.

Le projet de fonder le « pôle de formation » du « cluster » (c’est-à-dire une concentration d’entreprises et d’institutions interreliées) Paris-Saclay, rassemblant l’essentiel des établissements d’enseignement supérieur scientifiques d’Île-de-France, voit le jour en 2007. Il a pour origine le « Plan Campus » - initié par Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement Fillon - qui vise à « fédérer les grands campus de demain et accroître leur visibilité internationale », le tout financé par une privatisation partielle d’EDF.

Le projet vise alors à construire des pôles universitaires s’adaptant au mieux aux critères du classement de Shangaï, qui prétend classer les meilleurs établissements d’enseignement supérieur du monde, et d’orienter son fonctionnement pour répondre au mieux aux besoins des grands groupes privés. Ce sont les deux pans d’un seul et même objectif final, qui doit permettre à la France de gagner en compétitivité notamment aux yeux des investisseurs étrangers. Le classement de Shangaï constitue en effet une évaluation quantitative particulièrement grossière qui accorde un poids écrasant à la quantité de publications scientifiques produites par les établissements, un chiffre évidemment correlé à leur taille mais aussi à leur renommée.

Le projet du Plateau de Saclay et son émanation universitaire par le biais de l’UPS s’inscrit tout à fait dans cette logique de regroupement des établissements pour leur permettre de peser davantage dans les classements internationaux. Une logique qui se fait au détriment de la qualité de l’enseignement, de son accessibilité et des conditions de vie de ses travailleur-euses. Le processus de construction de l’UPS s’est matérialisé par le déménagement de milliers d’étudiants et de travailleurs sur un plateau isolé, mal desservi par les transports en commun (à 1h15 en moyenne de Châtelet), où les logements et les infrastructures manquent cruellement.

L’objectif de regrouper les établissements est en effet surtout subordonné à la volonté de les rapprocher des principaux groupes industriels français, et de les adapter à leur demande de main d’oeuvre qualifiée. Cette fois, Macron a raison : les étudiants de l’ENS n’ont qu’à traverser la rue pour aller chez Danone, ceux de la faculté de pharmacie marcher quelques mètres pour se rendre chez les laboratoires Servier ou à Safran, etc.

Pour permettre cette adaptation, en 2018, une ordonnance gouvernementale acte la fondation d’une série « d’Établissements publics expérimentaux » dans toute la France, parmi eux : l’université Paris-Saclay. Cette ordonnance dote notamment les établissements concernés d’une « dérogation au code de l’éducation ». Celle-ci permet entre autres de légaliser une pénétration inédite du secteur privé dans ces établissements, ainsi que de s’affranchir d’une trop grande représentativité des étudiants, personnels et professeurs au sein des instances dirigeantes, au profit de « personnalités qualifiées extérieures », supposées « [apporter] une vision stratégique du monde socio-économique » (d’après Dean Lewis, président de l’Université de Bordeaux, interrogé par Le Monde).

Cette dérogation permet par exemple, comme le note Academia, qu’ « il n’y [ait] plus, à l’université Gustave-Eiffel, que 43 % de représentant·es élu·es au conseil d’administration » et « plus que 50 % à CY Cergy Paris Université, à l’université Côté d’Azur et… à l’université Paris-Saclay ». Ainsi, des représentants du gouvernement et du grand patronat français se voient octroyer la moitié des voix au CA de l’établissement, c’est-à-dire la quasi-majorité absolue et donc une liberté presque totale de dicter la politique de l’université comme bon leur semble, indépendamment des résultats des élections de représentants.

Cependant, le projet d’UPS connaît de nouvelles turbulences en 2021 : le cabinet de conseil Degest rend un rapport alarmant au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, qui affirme que les conditions de travail se sont « dégradées » au sein de l’établissement et qu’une souffrance s’est profondément installée parmi le personnel de l’EPE, en particulier celui de l’ex-université Paris-Sud. Le rapport pousse les CA des universités de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et d’Evry à rejeter in-extremis la fusion dans Paris-Saclay, forçant alors Sylvie Retailleau, qui préside à l’époque l’établissement, à leur proposer un statut d’ « universités intégrées », leur permettant de conserver leurs propres instances de gouvernance.

Néanmoins, grâce à la concentration des activités de recherche (qui, tout en étant particulièrement coûteuse, n’a, rappelons-le, pas de résultats concrets et ne sert qu’à mieux se conformer aux critères du classement de Shangaï) et à la mise en place d’un système d’admission des étudiants beaucoup plus fermé et sélectif, l’université Paris-Saclay parvient, en 2020, à se hisser au 1er rang du classement en mathématiques et au 9e rang en physique. Une victoire pour le modèle Paris-Saclay ?

Un projet en crise ou la crise érigée en projet ?

Si Paris-Saclay semble constituer l’exemple emblématique de l’université néolibérale rêvée par Macron, elle n’est pas un cas isolé dans le paysage universitaire français. Comme rappelé précédemment, elle n’a été que l’une des nombreuses composantes de plusieurs projets successifs, qu’il s’agisse du « Plan Campus » ou de l’instauration des EPE. 16 EPE auraient ainsi vu le jour depuis l’ordonnance de 2018, parmi eux on trouve par exemple l’Université Paris Cité, dont les pratiques néo-libérales et anti-démocratiques ont déjà fait l’objet de très nombreux articles de Révolution Permanente. L’ordonnance de 2018 sur les EPE constitue en réalité une attaque à grande échelle contre l’ensemble de l’université publique, au profit d’une course à la sélection, à l’élitisme et à l’intrusion des intérêts capitalistes dans les lieux d’études.

Mais comme nous l’avons vu, la crise que traverse actuellement UPS n’est pas la première. Les élus opposés à Iacona et à sa ligne défendent un modèle de gestion plus démocratique de l’université, qui passe d’après eux par une plus grande représentativité au sein des instances dirigeantes et par un système de gouvernance fédéral. Mais on ne peut que déplorer qu’ils ne développent pas plus leurs critiques et n’aillent pas jusqu’à dénoncer le modèle qui sous-tend le système anti-démocratique de l’EPE.

Pour eux, le problème n’est ainsi pas vraiment la présence à la direction de l’université de représentants des intérêts du patronat, mais simplement que cette présence bride la représentativité au sein de ces institutions. Autre angle mort de ces représentants : la question de la course à la sélection, qu’elle soit directe, par un filtrage toujours plus élitiste des dossiers, ou indirecte, par l’absence d’aides financières, qui seraient un pré-requis minimal afin que les étudiants aient de quoi vivre, sans avoir à travailler ou à faire la queue aux files alimentaires (et bien souvent les deux). Une sélection qui s’est énormément accrue ces dernières années sous l’impulsion de la direction macroniste de l’UPS et qui sous-tend le modèle élitiste des EPE, tout entier tourné vers la satisfaction des critères du classement de Shangaï.

En réalité, une université démocratique, ouverte à tous et débarrassée de l’influence du privé ne pourra pas s’obtenir en bataillant simplement au sein des instances internes de l’université, qui sont complètement verrouillées et faites sur mesure pour éviter, justement, de permettra à ce genre de revendications d’être portées et d’aboutir. Comme nous le voyons ici, le blocage imposé par les professeurs n’a pas empêché la ministre d’intervenir pour nommer un nouveau président par intérim fidèle à sa cause. En réalité, la lutte contre le projet néolibéral de casse de nos universités ne pourra être victorieux que s’il se porte sur le terrain de la lutte de classe, en alliance avec le monde du travail et l’ensemble des opprimés.


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